Le programme Fil_IAM étudie les expériences sociales et les représentations culturelles de la bâtardise ainsi que les langages élaborés pour signifier les recompositions ou les dégradations de la filiation dans l’Europe médiévale latine (XIe -XVe s.). Un panel d’incapacités juridiques et d’injonctions sociales s’imposent aux fils et filles nés en dehors d’un mariage légitime. Cette recherche interroge donc les formes de transmission et d’assignation de marqueurs identitaires d’un statut dégradé par ce que les langages des autorités normatives et régulatrices nomment une « macule de géniture », un vicium generationis ou un defectus natalis.
Des incapacités ont en effet été imposées aux bâtards médiévaux par des producteurs de normes qui ont toutefois veillé à assurer aussi des tempéraments à ces discriminations. Une « macule de géniture » distingue par une souillure symbolique, aux incidences juridiques prises en charge par le droit canonique et les coutumes, ceux qui sont nés en dehors des liens d’un mariage légitime. La bâtardise médiévale s’affirme bien comme une construction sociale et juridique qui contribue à promouvoir la force du mariage-sacrement et la dynamique du lignage en grevant tout ou partie du capital d’insertion des fils (et des filles) soit au groupe des prêtres, soit au groupe des successibles. Cette construction sociale a conditionné des rapports de parenté en tension entre devoirs relevant de la loi de nature (« nourrir ») et droits positifs à faire-famille (hériter et transmettre, trouver sa place dans une opération généalogique d’ensemble).
La normalisation de la stigmatisation du bâtard est consubstantielle de la fixation des cadres intellectuels pour penser la parenté occidentale au regard d’un discours chrétien d’injonctions exogamiques et de promotion du primat de l’esprit sur la chair (J. Baschet), mais également d’affirmation de la puissance de l’una caro dans le mariage sacrement (L. Barry, E. Porqueres, I Géné). Les bâtards, nés hors mariage légitime, sont-ils alors exclus d’une pensée de parenté de substance qui réserve un rapport de « mêmeté » aux seuls « héritiers siens » (Y. Thomas) ? Pourtant le jus sanguinis tel qu’élaboré par la doctrine canonique classique finit par y réinscrire le bâtard à rebours de la pensée des jurisconsultes de l’Empire (Ch. De Miramon) : droits aux alimenta par « bienveillance canonique », en conformité avec le droit naturel (C. Avignon), inclusion des bâtards dans le groupe de ceux que l’empêchement de consanguinitas exclut du mariage (F. Roumy). Mais une forme d’altérité fondamentale différencie bien le bâtard du reste de la descendance en lui enjoignant de constituer sa propre « souche ». Les manières de concevoir et d’exprimer l’articulation des positions généalogiques qui donne à chacun une position relationnelle de soi aux autres s’avèrent complexifiées par la prise en compte des bâtards dans le groupe de parenté et dans l’ordre de la descendance.
Le projet doit enrichir les grilles de lecture de la bâtardise médiévale en confrontant les logiques, motifs et enjeux d’exclusion et de vulnérabilité qui s’y expriment avec d’autres formes et motifs liés aux disabilities de l’infirmité ou de la maladie. Afin d’apprécier la spécificité de la construction sociale de la bâtardise, il est apparu nécessaire de comparer des marqueurs d’incapacité produite ou induite par le droit ou la justice (liée à la qualité de la filiation, qui est dite naturelle, illégitime, mais aussi à la tutelle de l’orphelin de père, à l’infamie du fou ou du condamné) avec ceux de l’impairment et de la disability des « corps empêchés », infirmes, stériles, entravés.
La génération viciée de l’illégitime empêche l’accès au sacerdoce, comme le corps vicié du clerc le rend fonctionnellement inapte au service liturgique. Mais les enjeux sont-ils comparables ? L’opération intellectuelle de qualification juridique, étudiée par Arnaud Fossier (BEFAR 378), a décliné en « espèces» des « défauts » qui empêchent l’accès au sacerdoce, selon l’âge (variable de majorité), la qualité de la naissance (variable de légitimité), la condition (variable de liberté), mais aussi le corps dont dispose celui qui y prétend. De quelle variable s’agit-il dans le cas de la bâtardise : d’intégrité ? de complétude ? de fonctionnalité ? d’habileté ? de conformité ? de pureté ? Comment s’articulent, le cas échéant, les logiques sociales (de ce qui fait scandale ou non, de ce qui fait l’aptitude ou non), culturelles et anthropologiques dans cette saisie du corps (en soi ou in membris) par les producteurs de la pensée juridique ?
Une recherche doctorale est donc financée depuis avril 2021 pour nourrir cette réflexion relative aux « vicium », au « defectus » ou à la « macula » des corps dans les productions normatives médiévales. Adam Mirbeau mène donc une recherche intitulée : « Les incapacités corporelles dans la pensée des canonistes latins d’Occident (1140-1234) ». Est engagée une étude des modes d’appréhension et de représentation du corps dans la pensée canonique médiévale au prisme des « défauts », « tare », « souillure », « difformité », « amputation », « manque » qui peuvent l’affecter. Tel est là le premier champ lexical développé dans le titre 20 du livre premier de la compilation canonique de 1234 (Liber extra) consacré aux « corps viciés ». Le cycle de séminaires de recherche et de journées d’études intitulé « Corps empêchés », adossé à cette entreprise doctorale, a été lancé dès novembre 2020 : il a d’ores-et- déjà permis de structurer un premier réseau national et international, fédérant notamment les jeunes chercheurs travaillant en France sur les questions des handicaps, des rapports aux incapacités juridiques et corporelles au Moyen Age. A partir de questionnements médiévistiques, il permet de structurer un dialogue méthodologique et épistémologique ouvert aux autres périodes historiques et aux autres sciences humaines et sociales.
Les moyens mobilisés doivent contribuer à la structuration d’une recherche collaborative autour d’outils de collecte, traitement et valorisation de données en veillant à une réflexion épistémologique et méthodologique sur le numérique en SHS (optimisation des ressources existantes, interopérabilité, pérennité). Au cœur du projet s’impose donc l’élaboration d’une méthodologie pour créer les outils intellectuels et techniques qui rendront signifiants les signaux faibles de sources très dispersées, nécessaires pour identifier les bâtards, les replacer dans leur parenté mais surtout pour saisir les marqueurs sémantiques (spécifiques ou non) de discrimination et d’inclusion subsidiaire au corps social.
Le projet aspire à s’inscrire dans un environnement scientifique ouvert et attentif aux dialogues entre les disciplines. Mais aussi, aux partages de pratiques, à la (re)mobilisation de ressources numériques et à la production de données FAIR. Il défend également la légitimité de l’expertise médiévistique dans les débats contemporains et la valorisation de la médiation scientifique auprès de publics non-universitaires. Afin de permettre à chacun d’éprouver la profonde historicité des questions relatives à la parenté, la parentalité, la filiation, la construction des imaginaires du sang, ou du « corps puissant » et « capables », l’opération historique offre les outils nécessaires à la contextualisation, à la situation des points des vues, et à leur mise en débats.
Carole Avignon